Fév-2017
Et la Costa trembla [Equateur]
Canoa est une pièce d’un dollar. Côté face, une longue plage gentiment ballotée par les rouleaux du Pacifique et un point break de surf idyllique. Côté pile, un village côtier amputé et encore tremblotant, à peine remis du séisme d’avril 2016. Les cartes postales aussi ont leurs fissures.
On nous avait prévenus : la côte Pacifique équatorienne n’aurait rien d’une étape recommandable. Outre les problématiques sécuritaires récurrentes plombant certaines localités du nord-ouest, les risques sismiques de cette frange côtière en équilibre sur la fameuse « ceinture de feu » pouvaient rendre le séjour délicat. Cet argument de la sécurité, on nous l’a servi plus d’une fois, sans que l’on sache s’il relevait d’un avertissement bienveillant pour gringos insouciants ou d’une réputation largement faussée par des rumeurs et des généralités. Sur 800 km, la Costa pouvait-elle être uniformément dangereuse ?
En matière sismique, les faits parlent en tout cas d’eux-mêmes : en avril 2016, le sable de la côte a tremblé et a plongé la population dans un nuage de poussière et de peur. Les voyages en bus ont l’avantage de dérouler une longue et lente bobine de paysages. Bien avant l’arrivée à Pedernales, l’épicentre du séisme, nous avons pu mesurer l’étendue des dégâts.
À San Vicente et Bahía de Caráquez, des trous, partout, entre deux immeubles, à l’angle des rues. Les villes sud-américaines nous ont habitués à un urbanisme anarchique et à un art raffiné de l’architecture incomplète. Mais là quelque chose cloche, quelque chose manque. Dans les rues, on trouve autant de brouettes que de vélos, des échafaudages branlants et des maçons improvisés. L’image n’est pas celle d’un chaos absolu, plutôt celle d’une fourmillère où chacun s’affaire doucement à trier, porter, reconstruire, les pattes dans la poussière.

Il faut imaginer à cet emplacement un immeuble d’au moins deux étages.
Au premier abord, Canoa est un simple bourg côtier aux maisons de briques et de bambou, une petite ville tranquille endormie sous la chaleur. A priori. Car à Canoa, lever le nez ne sert à rien. C’est au sol que se lit la ville, au sol que se révèlent les stigmates laissés par le séisme. Ici aussi un chantier permanent, on entend toute la journée résonner les tôles ondulées, frotter les scies et cogner les marteaux. Du haut d’une terrasse, la gérante espagnole d’un hôtel qui est resté droit dans ses bottes quand tout tremblait autour, pointe du doigt les vides et les fantômes de Canoa : « Vous voyez l’angle de la rue là ? C’était un immeuble de trois étages. Et là-bas au fond ? Quatre étages. Et juste là, à côté ? Deux maisons. Ca a commencé à 19h, on a tout vu s’effondrer« . Alors qu’on pensait voir une petite ville aux allures de village de pêcheurs, on comprend que Canoa ressemblait il y a quelques mois à peine à une station balnéaire piquée d’hôtels et d’immeubles, au milieu de modestes maisons plus basses. En quelques heures, Canoa s’est fait raboter, toutes les têtes qui dépassaient ont roulé dans la poussière.
Parcourues avec un regard plus attentif, les rues ne mentent pas. Le village est criblé de friches, espaces ras et poussiéreux, sans vie. Au début du printemps dernier, une famille se réveillait ici. Autour du terrain de foot et de volley – mais où sont passés les cages et le filet ? -, le vide ou presque. Une haute tour métallique présente ses antennes au ciel pour fournir du réseau internet aux habitants. La place est devenue un no man’s land, occupé par quelques tentes éparses, vestiges de l’aide fournie par des ONG internationales. De ces abris de fortune, on voit parfois dépasser des pieds nus ou briller l’éclat d’une casserole.

Logement d’urgence…10 mois après l’urgence.
Dix mois après, certains sont encore à la rue. Pour quelles raisons des familles décident-elles de rester là, sous ces toiles bleues, au lieu de chercher une solution de relogement plus décente ? Le vice du plan d’aide monté par le gouvernement Correa est un début d’explication : les sinistrés peuvent prétendre aux dollars d’urgence et à un nouveau logement si et seulement si la précarité de leur situation le justifie. Hors de leurs toiles de tente, ils perdent leur statut de victimes de catastrophe naturelle et n’ont droit à rien. D’autres ont eu plus de chance. L’enveloppe d’urgence a été débloquée plus tôt, des maisonnettes jaune et bordeaux et des préfabriqués vert fluo se sont construits un peu partout. 36m² standardisés mais quatre murs en dur pour repartir de l’avant.
À notre arrivée ici, on nous avait promis une parenthèse paradisiaque faite de paillottes de bambou, de beats tropicaux à pleins tubes et de cocktails festifs. Or le silence du malecón, une fois la nuit venue, surprend. Pas un bruit, de rares paillottes ouvertes, une ambiance de hameau de campagne un soir de semaine. Les touristes ne font plus l’effort de venir, pourquoi rouvrir ? Il faut dire aussi que certaines paillottes ont été dévalisées. Quelques jours après le séisme, des pillards, pourtant aux-mêmes victimes, ont débarqué des villes voisines, ont pris ce qu’il y avait à prendre. Des pêcheurs se sont fait aussi voler leur matériel, ce qui explique leur réticence à aller se reloger loin de la plage et de leurs moyens de subsistance. Les catastrophes naturelles ne lézardent pas seulement les façades, elles fissurent aussi la confiance entre les hommes.
Il faut (se) reconstruire, avec le souvenir de ce qui est tombé et de ceux qui ne se relèveront pas. « La ville a été rapidement nettoyée des décombres. Mais je n’oublierai jamais l’odeur de la mort dans les rues. On a été en état de guerre. Les cris, la peur, les pillards, le manque d’eau et de nourriture. Quand les militaires sont arrivés, ça a été un énorme soulagement« . Il faut oublier la centaine de morts, des amis, des voisins, il faut oublier la peur panique des répliques par dizaines qui ont rythmé les jours d’après.

Camp d’hébergements d’urgence, Chamanga.
Plus haut, en remontant vers l’épicentre, le chaos sera plus visible. À Jama, la même agitation de brouettes et de briques, le même gruyère urbain. Pedernales n’a plus de gare routière officielle, une zone de transit temporaire a été dressée sur une butte pelée, les compagnies de bus vendent leurs billets dans des préfabriqués. À Chamanga, les bus s’arrêtent en plein soleil sur un terrain vague, un policier et un agent de coordination logistique s’abritent sous une bâche noire, des cahutes fragiles s’alignent sur la route principale et proposent des jus, des batidos et quelques biscuits. À côté, derrière un grillage, un vaste champ de tentes bleues s’étire beaucoup trop loin. Ca ressemble à la guerre, ou à l’image qu’on s’en fait quand on ne sait pas, quand on ne l’a jamais vécue.
Mais la vie reprend, le pouls semble relancé. La précarité est une habitude, un aléa à dépasser. On s’adapte, comme on l’a toujours fait. À Canoa, les couchers de soleil continuent de caresser le sable et les surfeurs, on commence à repeindre les planches des paillottes et un collectif de street artistes a habillé les ruines de grandes fresques colorées.
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