Jan-2017
Fête du quartier San Sebastián, Cajamarca [Pérou]
Il a suffi d’un détour un peu au hasard dans les quartiers au-dessus du centre historique de Cajamarca. Prendre cette rue à droite, plutôt que de poursuivre vers le sommet de la colline. Au loin se détachent les cuivres d’une fanfare. On s’approche.
Aucune question, aucun préliminaire, juste un sourire. En moins de deux minutes, un homme au regard vitreux nous place au creux de la main un chupito d’une eau-de-vie à la saveur indéfinissable. Dans un souffle chaud bien trop près de nos narines, il nous explique que le quartier célèbre San Sebastián, son saint patron, et que la fête vient tout juste de commencer. Les gens se trémoussent déjà devant un char posé au sol, orné de fleurs et d’un Saint Sébastien miniature.
Percussionnistes, trompettistes, trombonistes et clarinettistes jouent sans interruption depuis trente minutes. Les morceaux s’enchaînent, de courtes pauses laissant tout juste le temps aux instruments à vent de dégorger la bave de leurs propriétaires. Dans la foule, la tournée des chupitos se poursuit. Un vieil homme passe dans les rangs, une bouteille d’Inka Cola calée sous l’aisselle, et propose à qui croise son regard de verser un breuvage aussi douteux qu’une analyse d’urine. On n’y échappe pas et on peine à retenir la grimace. Les bouteilles de bière circulent, on boit dans les mêmes verres et on se tape l’épaule, un grand gaillard éméché siffle à s’en fendre la langue. Les Français font désormais partie de la fête, ce n’est pas discutable, c’est la tradition qui veut ça. On attend, mais on ne sait pas vraiment quoi.
Au bout d’une heure, une petite dame au centre de gravité bien bas prononce un bref discours face à la statuette du saint patron. On comprend que sa famille a dû prendre à sa charge l’organisation de la fête, une autre en sera peut-être responsable l’année prochaine. On s’affaire maintenant autour du char. Ce dernier semble peser des tonnes mais les hommes se pressent pour avoir le privilège d’ouvrir la procession comme porteurs. Les vieillards sont parmi les premiers à proposer leurs frêles épaules.
La procession titube, s’ébranle. Saint Sébastien est désormais dans les airs, accompagné par la fanfare qui a repris ses instruments et ferme la marche. Puisque nous avons été acceptés au même titre que n’importe quel habitant du quartier, nous suivons le cortège d’un pas lent, aux côtés de nos compagnons processionnaires.
Quelques rues à descendre seulement. Le char s’arrête, recule, repart, son sommet courbe et fleuri accroche parfois les fils électriques, s’arc-boute puis se redresse, à peine effeuillé. Au son de la fanfare, les habitants de Cajamarca s’arrêtent un instant sur le trottoir pour suivre du regard le convoi, pointent le nez aux fenêtres, esquissent un rapide signe de croix. L’église de La Recoleta, destination finale de la procession, apparaît au bout de l’avenue.
Sur le parvis, la foule est plus nombreuse. Les porteurs se déchargent enfin de leur fardeau, on applaudit, on tire des pétards qui montent haut dans le ciel gris. Une statue grandeur nature de San Sebastián est postée à l’entrée de l’église. Les femmes s’agglutinent à ses pieds, tendent les mains, l’effleurent avec respect, portent haut leurs enfants pour les rapprocher du saint homme, on se signe avec frénésie, une femme embrasse à pleine bouche les jambes criblées du martyr.
Dans les travées de La Recoleta, Roberto nous explique que la procession marque un tournant dans l’histoire de son quartier. Voilà vingt ans que le prêtre de la paroisse interdisait aux habitants du barrio San Sebastián de célébrer son saint patron dans l’allégresse. Croire en Dieu, aller à la messe et danser en l’honneur d’un martyr au rythme des cuivres et des chupitos qui s’entrechoquent n’était pas compatible. Ordre et morale, au garde-à-vous de la foi, un point c’est tout. C’est la première année que le quartier est autorisé, grâce au nouveau padre de la paroisse, à danser, crier et trinquer dans la foi la plus sincère, comme avant. « Vous voyez l’homme qui entre, là-bas ? Il a fait six kilomètres pour venir, il a une ferme dans les environs. Cela faisait longtemps que je ne l’avais pas vu en ville. Il est du quartier, c’est bien qu’il soit présent aujourd’hui. »
Dehors, les gens nous sourient toujours. Vous êtes toujours là, les Français ? On serre quelques mains, Roberto tient à nous présenter. Des volontaires montent une scène à toute vitesse. La nuit sera longue et Saint Sébastien n’a pas fini d’entendre le barrio danser pour lui, rien que pour lui.
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