Rechercher sur le blog:
14
Mar-2017

Au royaume de la brujita [Colombie]

Ambiances   /   Tags:

On doit d’abord laisser derrière soi, en contrebas dans la vallée, le vrombissement étouffant de Cali, voir s’étirer la file de camions de retour de Buenaventura, puis le bus vous laisse à un croisement. Une route plonge et coupe en deux le long village-rue de Cordoba, arrêtant votre progression devant une voie ferrée étroite. Un seul choix : prendre une brujita.

La brujita, c’est Sa Majesté à deux roues au royaume de la débrouille. Sauf que ses roues ne servent pas à grand-chose. La moto n’est qu’un moteur, une locomotive du pauvre. On l’habille d’une plate-forme en bois et à roulettes, on la surmonte d’une bâche et de banquettes en dur, et roulez jeunesse.

La descente file à fond la caisse. Pour être honnête, le charriot ne doit pas dépasser les 40 km/h mais la sensation de vitesse, à ras du sol et à l’air libre, fait une drôle d’impression dans les cheveux. Le vert des bananiers tourne parfois au fluo, la jungle fonce par flashs autour de nous, la brujita cliquète et tressaute sur l’acier poli des rails. Cet Easy Rider tropical, chevauchée métallique et branlante sur une autoroute ferrée à sens unique, prend alors des allures de western lorsque deux brujitas viennent à se croiser. Le duel dure une poignée de secondes, bataille de regards dérisoire, tu descends d’abord, non toi en premier, ah bon et pourquoi moi, parce que j’ai plus de passagers, bon comme tu veux. Le pilote qui perd la joute verbale rend les armes, ce qui revient à descendre de sa monture, à dégager ses passagers ou son chargement, et à déloger des rails la brujita à mains nues.

Sur le court trajet conduisant à San Cipriano, l’opération peut se renouveler plusieurs fois. Un voyage sans duels de brujitas laisse dix minutes de dégringolade jouissive à fond les ballons. Si vous rencontrez le village entier sur le chemin, il faut presque une heure avant d’arriver à destination. Ici, plusieurs fois par jour, on empile tout sur une brujita : des poutres, des sacs, des tôles, des briques et même… des motos. La voie ferrée est un trait d’union de ballast dans la touffeur humide de la forêt.

On ne descend pas d’une brujita comme on descend d’un train. A San Cipriano, il n’y a pas de quai, pas de contrôleur, pas de retard sur le tableau d’affichage, d’ailleurs il n’y a pas non plus de tableau d’affichage. On pose le pied directement sur la voie, on trébuche un peu sur les traverses, puis c’est la terre des rues ou plutôt de la rue principale, les pilotis fragiles et les maisons-boutiques aux arrière-cours en chantier, la cancha de football et ses mottes de boue, le bar à côté de l’hôtel, son enceinte plus grande qu’un homme, ses chaises en plastique, et au fond le chemin qui monte vers la rivière. C’est un peu le bordel, un peu le paradis, un peu d’Afrique, un peu de Colombie, c’est le royaume de la brujita et des cheminots à moto.

0

 goûts / 0 Commentaires
Partager cet article:

Commenter cet article

Vous devez être connecté pour poster un commentaire.

Archives

> <
Jan Feb Mar Apr May Jun Jul Aug Sep Oct Nov Dec
Jan Feb Mar Apr May Jun Jul Aug Sep Oct Nov Dec