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Fév-2017

San Francisco ou les collines aux animaux [Équateur]

Ambiances   /   Tags:

San Francisco de Cunuguachay n’est pas la seule communauté rurale à plonger son soc dans la terre noire où le plus haut sommet de l’Équateur, le roi Chimborazo, plonge ses racines. À travers les cactus et les eucalyptus, on tombe aussi sur La Moya, Palacio Real ou Jatari Campesino. Dans ce coin où la platitude des champs et les courbes sages de collines font oublier les trois kilomètres au-dessus du niveau de la mer, les Andes deviennent une animalerie.

Les naseaux dans les talus, parfois muselés par de mignons cache-nez en laine afin d’éviter qu’ils n’aillent vérifier si l’herbe du voisin ne serait pas par hasard plus verte, ânes, vaches et moutons jouent des dents à la recherche de pousses gourmandes. De petits cochons noirs remuent la boue et leurs minuscules pattes s’agitent soudain, laissant traîner derrière elles un licol trop lâche. Partout les chiens veillent, accrochés aux mollets de ceux qui s’aventurent trop près des bêtes.
Une paysanne se détache parfois au loin, accompagnée de troupeaux hétéroclites : un âne ou une mule, trois à quatre moutons, deux vaches, un lama. Ici, deux femmes sèment, un pas après l’autre, les graines tombent doucement de leurs poignées délicates. Là, un vieillard traîne des pieds et butte dans la terre, il empile des feuilles d’agave, bientôt broyées et offertes au bétail pour donner au lait un goût unique convoité, nous dit-on, dans toute la province. Par-dessus les sillons, on se salue et on se sourit. Est-ce l’habitude de voir se promener les étrangers dans ces communautés stimulées par le tourisme communautaire ? Le sourire est automatique, franc, large. Les rapides conversations échangées mêlent espagnol chuintant et bribes de quichua.

On devrait sans doute considérer comme naturelle la présence de lamas dans la cordillère. Pourtant, elle n’a rien d’une évidence ici. Le passage par le nord du Pérou nous avait déjà prouvé que le lama se montre rare dans les Andes – sauf peut-être dans le sud du Pérou où l’héritage des Incas, grands amis et exploiteurs forcenés de lamas, est plus vivace qu’ailleurs. Ces camélidés nonchalants au regard vide ont été remplacés depuis longtemps par les mules et les chevaux, autres vestiges de la conquista espagnole et attelages bien plus résistants aux charges lourdes. Les silhouettes peluchées des lamas et des alpagas continuent de figurer sur les cartes postales, le folklore est une économie comme une autre, et cela s’arrête là dans certaines régions.

Dans ces communautés du Chimborazo, on a fait pourtant le choix de la réintroduction de lamas, disparus au détriment des bovins et ovidés. L’objectif était de préserver les terres de haute altitude (vaches et moutons arrachent l’herbe, les lamas se contentent de la couper), de lutter contre la malnutrition grâce à une viande hautement nutritive et de susciter de nouvelles pratiques touristiques. La greffe a pris. À Palacio Real, un restaurant sert la viande sèche et trop cuite des nouveaux venus. La petite boutique qui jouxte les tablées vend des articles en laine. À La Moya, sur la petite place où Dieu cohabite avec des cages de foot et des panneaux de basket, un minuscule musée raconte les légendes de la cordillère, les trésors dans les grottes, les fiançailles et les coups bas entre les volcans Chimborazo, Tungurahua et El Altar. À San Francisco de Cunuguachay, une grande maison à la façade jaune vif accueille depuis plusieurs années des touristes à la recherche d’immersion dans la culture rurale andine, sous l’impulsion d’un prêtre français jamais reparti de ces collines d’altitude. Chaque année, des volontaires passent ici quelques mois à apporter leur pierre à l’édifice en travaillant sur la diversification de l’offre touristique, dans le respect du quotidien, des envies et des habitudes des communautés locales.

Pour que ce projet réussisse, il a fallu de la patience et faire émerger une énergie collective, une volonté commune de travailler ensemble. Les revenus de ce tourisme alternatif, bien que modestes au regard de ceux engendrés par le tourisme de masse en Équateur, permettent aujourd’hui aux habitants de vivre mieux et peut-être moins enchaînés aux sillons. L’argent, promesse brillante et yeux roulants, a ici les mêmes effets qu’ailleurs : il divise et fait naître des jalousies. Équilibre précaire, à la mémoire courte, mais équilibre viable.

Les volontaires du moment nous expliquent que la création de l’association Ahuana a aussi voulu rassembler les femmes dans un projet communautaire de long terme. Et pas seulement pour le plaisir de la parité. Ces femmes font vivre le projet car ce sont les seules à pouvoir le faire. Ce sont elles qui tissent les produits issus de la laine de lama. Ce sont elles qui cuisinent pour les touristes. Ce sont elles que l’on croise dans les champs, au cul des vaches et des moutons. Ce sont elles qui prennent parfois le volant d’un tracteur pour transporter le fourrage. C’est encore une femme qui occupe le poste de directrice du tourisme. À part les vieillards et quelques jeunes, les hommes sont absents en semaine : l’exode rural vers Riobamba, la grande ville voisine, est massif. La ville attire moins pour ses lumières que pour ses promesses d’embauche plus rémunératrices que les fruits du passage de la charrue.

Les hommes, on les croise le dimanche, autour du terrain de foot. Dès le matin, les matchs s’enchaînent, les voitures se garent à l’entrée du petit stade à la pelouse bosselée, entouré de sommets blancs. Les équipes sont complètes, les hommes sont revenus de Riobamba. On joue, on trinque, on rejoue, on boit. En fin de journée, au moment où le soleil commence au loin à s’effacer derrière les dents du volcan El Altar, l’ambiance est chargée d’alcool, les paupières aussi, et les yeux rougis n’ont pas seulement regardé le fond des bouteilles. Une jeune fille se met soudain à empoigner son jeune époux à pleines brassées, il se débat, elle tient bon sous le rire de l’assistance masculine, elle finit par le faire entrer de force dans un taxi pour qu’il passe au moins les dernières heures du dimanche à la maison, avant peut-être de repartir le lendemain pour la grande ville.

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