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29
Jan-2017

Sinecio [Pérou]

Portraits   /   Tags:

Sinecio n’est pas bien grand. On ne peut pas dire non plus qu’il soit anormalement petit. Il a le muscle noueux et les jambes courtes des Andins, dont il n’a pas hérité des traits épais et des cheveux de jais. Il faut dire qu’il est né à Leymebamba, dans les méandres de la vallée d’Utcubamba et les traces des Chachapoyas, ce peuple si mystérieux (lire l’Histoire des Chachapoyas, le peuple des Nuages).

Sa vallée, Sinecio la connaît par coeur. Il en a parcouru tous les chemins, franchi tous les cols et labouré quelques sillons. Sinecio est agriculteur. Il s’échine à faire pousser sur ses maigres hectares des patates et des petits pois. Certaines des terres qu’il a achetées étaient déjà aménagées. Il a fallu modeler le reste, travailler la terre et l’altitude, dompter la verticalité pour aligner des terrasses prêtes à être semées. « C’est un travail difficile, Don Vicente, plus dur encore que vous ne l’imaginez. » Quand de novembre à avril les montagnes qui encerclent Leymebamba crèvent les nuages pour déverser de la pluie jusqu’à n’en plus pouvoir, l’agriculteur n’a que ses yeux pour pleurer et les bras ballants. « On ne peut rien semer en saison des pluies. La pluie peut tomber des jours et des nuits, pendant des semaines, la pluie pourrit tout !  »

Alors quand des touristes se montrent prêts à braver les intempéries pour quelques jours d’aventure, Sinecio troque la terre contre la boue. Il enfile ses bottes, enfonce son chapeau blanc sur son crâne et selle ses chevaux pour devenir guide. Les sentiers ravagés par la boue, la pluie qui fouette le visage et douche les volontés les plus farouches, il connaît. « Combien de fois j’ai fait le chemin jusqu’à la Laguna de los Condores ? On me pose souvent la question, je ne sais pas pourquoi. Mais je n’arrive plus à les compter, Señorita. »

Le virus de la Laguna de los Condores, il l’a attrapé il y a une vingtaine d’années, alors qu’il n’avait que 26 ans. Une équipe d’archéologues venait de débarquer à Leymebamba pour entreprendre une expédition inédite vers un mausolée chachapoya creusé dans la falaise, en surplomb de la laguna, et rapatrier les quelques 219 momies endormies depuis des siècles à l’abri des regards et des pillards (lire l’Histoire des Chachapoyas, le peuple des Nuages).

Comme d’autres villageois, Sinecio est de l’aventure. Il commence par participer aux manoeuvres d’excavation, de fouilles et de mise à l’abri progressive des ballots funéraires, des outils et des céramiques. Mais il s’impatiente. Les longues heures au pinceau et au grattoir perché sur les trésors mortuaires du mausolée lui vrillent les nerfs. À deux doigts de repartir, on lui propose finalement d’organiser la logistique de rapatriement des momies et des pièces archéologiques à Leymebamba. Il faut amener les chevaux sur le site, de l’autre côté de la laguna, affronter la pluie, les chemins défoncés, les sabots qui glissent, charger les momies sur les chevaux, ne rien abîmer, surtout ne rien abîmer, ne pas gâcher la fête, ramener tout ce beau monde déjà bien mort mais sur le point de ressusciter à Leymebamba. Huit heures de cheval plus loin (voir et lire Sur la route des momies de la Laguna de los Condores). Huit heures aller, huit heures retour, pendant trois mois. Trois mois de trajets incessants, passés dans l’odeur des chevaux, l’humidité de la forêt et l’urgence du sauvetage.

Sinecio se souvient de la fatigue. Il se rappelle aussi son émotion à la vue des momies, prostrées pour l’éternité dans leurs contorsions sacrées. « C’est une chose qu’on n’oublie pas dans une vie. Je crois que j’ai pris conscience à ce moment-là que j’avais devant moi mes ancêtres, des personnes qui avaient vécu aux mêmes endroits que moi, vu les mêmes choses, connu la laguna comme je la connais. »

De cette aventure, Sinecio a gardé une passion pour les chevaux. « Ils sentent tout, comprennent vite, supportent des efforts inimaginables. » D’ailleurs, Sinecio s’est toujours demandé d’où venaient les chevaux. Les Espagnols les ont amenés au Pérou, mais qui les a domestiqués, au tout début ? Les Français n’en ont pas la moindre idée.

Sinecio n’est pas bavard, mais il répond aux questions. Puis, rassuré par l’obscurité, la lueur de la bougie et la chaleur de sa soupe aux haricots, il laisse échapper des confidences pudiques. Cas rare dans ces régions du Pérou, il n’a pas officialisé sa relation amoureuse dans le mariage, malgré l’empressement du padre du village. Aujourd’hui, il constate simplement que cela n’a pas empêché son couple de vivre heureux. En dépit de ce statut conjugal difficilement tenable aux yeux de l’Église, il est parvenu par le truchement d’un couple interposé à baptiser ses filles.

L’aînée étudie le tourisme à l’Université de Chachapoyas, à deux heures de bus en aval de la vallée. Son père voit pourtant pour elle une carrière plus prestigieuse. Il se réjouit de l’ambition de la cadette, treize ans, déjà tournée vers des études d’économie. Pour un homme aux mains plantées dans la terre des Andes, offrir un avenir loin des patates et des petits pois a un prix. « Je ne sais pas si pour vous, c’est beaucoup. Mais pour moi, si. Les légumes rapportent peu, on dépend de la météo, du marché. C’est mes filles, alors on fait l’effort. »

Sinecio n’est peut-être pas bavard, mais il finit par parler. Le feu lui réchauffe le dos, il relève un peu la tête et commence à raconter des histoires. Celle du touriste qu’un agriculteur a retrouvé à l’agonie, transi de froid, perdu, encore loin du mausolée. Celle de ce naturaliste qui croyait avoir découvert une nouvelle espèce de grenouille près de la laguna, mais en fait non. Celle du cheval volé qui avait retrouvé seul le chemin de sa ferme, deux ans après sa capture et à des kilomètres du marché sur lequel on essayait de le vendre. Sinecio s’interroge, aussi. Sur le nom de la civilisation ancienne à l’origine de la construction de la Tour Eiffel. Sur l’incongruité des arbres européens qui perdent leurs feuilles en hiver pour mieux les retrouver au printemps. Sur les fruits et les légumes cultivés en France et en Espagne.

Sinecio finit toujours par rentrer de la laguna. Sa compagne et ses filles s’inquiètent lorsqu’il est sur les chemins, et tout le village se demande bien pourquoi il accepte parfois de se tremper la moëlle là-haut dans la forêt. Sinecio se reposera dimanche et y retournera. Et puis en avril, il faudra semer, à nouveau, les patates et les petits pois.

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