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20
Mar-2017

Brève de comptoir au Peau Rouge, Filandia [Colombie]

Ambiances   /   Tags:

En temps normal, la petite ville de Filandia, après l’apogée touristique que représente souvent le week-end, s’éteint doucement la semaine. Mais aujourd’hui, c’est lundi férié. En fin d’après-midi, les boutiques et les cafés grouillent encore de visiteurs colombiens venus des grosses villes voisines, Pereira ou Armenia. Un peu au hasard, nous choisissons de boire notre Poker quotidienne au Piel Roja (le Peau Rouge), un bar bruyant et hors d’âge de la place centrale, bien différent des devantures proprettes et colorées que la ville tente de mettre en avant. 

À peine assis, le ton est donné. Tous les yeux brillent d’une ferveur éthylique puissante et profonde, creusée par un petit verre qui semble avoir trop duré. Ici, les verres sont petits mais les bouteilles défilent. Sur la table d’à côté, on compte plus de douze bouteilles d’aguardiente, l’alcool de canne à sucre. Dans la transparence de chaque bouteille se devine un cadavre voisin, aussi vitreux que les yeux qui les contemplent. Le concept d’éternité est ici assimilé et même vécu : à peine la dernière goutte finie, sur un rythme d’environ quinze minutes par tournée, une autre bouteille est commandée à voix haute et le travail de sape peut continuer. Le patron est content, il titube aussi, et le regard vide mais le cerveau encore lucide, il compte. On chante à tue-tête et par coeur des chansons populaires, tout en mâchonnant nerveusement des quartiers d’orange pour mieux faire descendre l’eau-de-vie. Cette beuverie consciencieuse et sans fond n’est pas celle de vieux piliers de comptoirs rôdés à l’exercice. C’est entre potes, jeunes et moins jeunes, accompagnés de sa copine ou de sa femme, qu’on se bourre doucement la gueule à coups de chupitos de l’amitié.

Au fond du bar, sur les tables de dominos et de billard, on a l’air plus concentré. Les hommes du village semblent s’être rassemblés là pour jouer de tout leur soûl. Sous les néons, on se chambre, on se tape sur l’épaule, on se mitraille du regard, on ricane, on calcule son coup. Les invectives des joueurs déchirent parfois la salsa et les airs d’accordéons qui tournent en boucle. Des vieux assis sur des bancs le long des murs jaunâtres du bar regardent, les yeux dans le vide, sans boire, sans jouer, de temps en temps ils commentent du bout des lèvres, comme on lâche un soupir, un coup meilleur que le précédent. Puis l’un deux se désintéresse des tapis de jeu, jette un coup d’oeil dehors, se lève, fait quelques pas les mains derrière le dos, se poste sur le seuil du bar et reste quelques minutes à observer l’activité de la place centrale avant de regagner son banc usé.

À la table du domino, pas un cri, pas un mot. On mastique, on fait rouler son dentier, on tapote du bout des doigts, en silence. À part, seul sur une chaise, les jambes écartées, un ivrogne tente d’arrêter de loucher et de maintenir sa tête droite sur son cou de boeuf. « Señor señor« , répète-t-il d’une voix morte, en tournant les poches vides autour des tables, avec le secret espoir de croiser un regard et de se faire offrir une bière ou un verre d’aguardiente. Le patron veille, le saisit par le marcel et le fait sortir discrètement. On voit partir ce boîteux plus rempli d’alcool que ne peut en contenir les réserves du bar et on sait qu’il ne retrouvera pas seul le chemin de la maison.

Au Peau Rouge, tout est élimé, fatigué, chantant, riant, vitreux, enrobé de sueur et de musique. C’est l’Amérique du Sud dans toute sa caricature, celle des vieux romans et des légendes, mais aussi celle de tous les jours, brute, pleine de vie et sans faux-semblants. Aujourd’hui, c’était férié, mais demain on retrouvera les mêmes gueules accoudées aux petites tables rondes du Peau Rouge.

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